Mystère était un chat sensible et affectueux qui vouait une véritable adoration à sa maîtresse. Il se frottait câlinement à ses jambes, dos arrondi et queue levée, pour lui manifester sa reconnaissance et son amour. Elle lui rendait bien et s’échinait toujours plus au travail pour lui apporter le confort qu’il méritait. Elle était ainsi Louise. Gentille, Naïve et un peu niaise aussi… « Une oie blanche » comme on dit. Un rien la rendait heureuse ou triste, et le moindre fait devenait un évènement d’une importance démesurée. Elle ne parvenait pas à canaliser sa pensée et ses émotions, prenait les choses comme elles venaient et parlait souvent pour ne rien dire. Bref, Louise ne brillait pas par son intelligence.
En rentrant de ses journées de labeur, elle lui confiait les anecdotes de son quotidien et s’enquérait de son avis. Elle parlait et parlait sans cesse, abordant toutes les futilités de son existence insignifiante. Mystère l’écoutait et semblait la comprendre. Ses yeux se plissaient de plaisir à chaque mot qu’elle lui adressait et il appréciait le soir venu, ces moments d’échange et de complicité. Préférant le langage corporel au miaulement – qu’il avait banni depuis longtemps – il tentait de lui répondre à sa manière en plongeant dans les yeux de Louise, son regard hypnotisant et quelque peu envoutant. N’ayant jamais entendu le son de sa voix, sa maîtresse en avait d’abord conçu une vive inquiétude. Puis elle s’était habituée à ce silence et l’avait accepté. Après tout, son mutisme n’était qu’une singularité de plus qu’elle ne pouvait s’expliquer… Un mystère. Elle n’était pas au bout de ses surprises.
Les semaines et les mois passèrent. Puis les années. Et alors que les cheveux de Louise blanchissaient, que sa silhouette se tassait, et que sa mémoire se dissipait, le temps semblait ne pas avoir d’emprise sur son chat. Son poil restait soyeux, son visage arrondi, son corps musclé. Seule son intelligence paraissait impactée par les années qui passaient, nourrie par les longues périodes de méditation auxquelles il s’adonnait.Car là résidait le véritable secret du félin : mettre à profit son indolence innée pour se concentrer sur l’essentiel. L’immortalité. A ses yeux, l’Homme, dont la seule préoccupation était de produire plus pour consommer plus, n’était là que pour l’aider dans sa quête et s’occuper de son confort. Son énergie ainsi économisée, l’animal n’avait plus qu’à se concentrer sur le primordial. C’est ainsi qu’il était parvenu à en résoudre la problématique. Cela faisait des siècles qu’il observait les êtres humains penser à des futilités et s’exprimer à tort et à travers. Et cela faisait des siècles que ses maîtres se succédaient en toute insouciance.
Ainsi, si la vie de Mystère était éternelle, celle de Louise arrivait à sa fin.
Mi-aout 2018. Louise a 98 ans. Depuis le matin, Mystère n’a pas bougé du fauteuil situé à droite du lit de sa maîtresse et ses grands yeux couleur vert clair restent rivés sur la vieille dame. Il sait qu’aujourd’hui est son dernier jour. Au rythme des gémissements de Louise les heures s’étirent péniblement jusqu’au milieu de l’après-midi.
Temps de méditation pour lui, d’agonie pour elle.
Soudain les paupières de la mourante se soulèvent. D’un bond souple et précis, le chat vient délicatement à ses côtés.
Echange de regard intense.
Il lit dans son âme… « Révèle-moi ton secret ! » supplie-t-elle.
Il accède à son dernier désir et lui livre ses connaissances et sa pensée …
Pour le grand maître, l’Homme se prend !
Pourtant sans cesse il se méprend.
Sans fin il court après le temps,
Sans voir qu’il en perd trop souvent !
Aussi léger que l’est le vent,
Il oublie le plus important :
Il faut savoir prendre le temps
De méditer à bon escient.
Louise, avant de fermer les yeux, comprit mais un peu tard, qu’elle avait bien trop souvent, beaucoup parlé et peu pensé.
© Jos Gonçalves le 10 novembre 2018